VÉRONIQUE CLANET

Qui sont-elles ? Ce sont les « Pétillantes ». Je dirais aussi les malicieuses, les coquettes, les guillerettes, les vivaces… ou les filles-fleurs des romans de Marcel Proust. Mais « À l’Ombre des Jeunes filles en Fleur », datées de 1919, ne convient qu’à moitié à ces apparitions, car ces filles sont sans ombre. Il ne s’agit pas d’une malédiction, comme dans l’opéra de Richard Strauss, mais d’une chance. Filles ensoleillées par leur propre lumière intime. Elles n’ont ni ombre ni pesanteur. Pourquoi ? Parce qu’elles sont heureuses, légères, grisantes et grisées par le champagne qu’elles dégustent. Il y a en elles un art de jouir de la vie, une frivolité, une transparence à l’opposé des pesanteurs et des angoisses. Ce sont des femmes-poupées, des Sainte-Nitouche sans arrière-pensées, les passantes du sans-souci quotidien. Et leurs grands yeux sont faits pour s’émerveiller des beautés simples du monde. Et c’est toujours la même femme, selon des variations voulues par l’artiste, variations sur un thème donné. Sur un « t’aime » (du verbe « aimer ») donné, car elles semblent flirter avec la jouissance vitale.

De quand datent-elles ? À quel calendrier appartiennent-elles ? Coco Chanel, Jeanne Lanvin des années 1920, Paul Poiret, qui crée la gaine en 1930, les habillent peut-être, tandis qu’elles écoutent un air de Duke Ellington ou de Louis Armstrong, ou un charleston pour ukulélé, cher à Marilyn !  Elles seraient des « garçonnes » mais sans le côté pervers de certaines des héroïnes du roman éponyme de Victor Margueritte paru en 1922.

Elles ont une bouche en fleur, sans doute trop petite pour recevoir tous les baisers de passage, mais assez charnue pour en donner au premier rayon du soleil. Ce sont des épicuriennes, endimanchées, en partance. Vers quel paradis ? Car elles sont déjà dans un paradis, un paradis sans homme, remarquons-le. Pas d’homme dans leur vie. Même le Petit Prince est un garçon manqué. On dirait qu’elles sont asexuées, donc innocentes, et qu’elles n’ont besoin de personne, au masculin.

Elles sont à la mode sans être démodées. Car elles sécrètent une fraîcheur intemporelle. C’est, face à elles, nous qui paraissons démodés, lourds, craintifs, peureux, comme notre triste époque.

Où vivent-elles ? Elles appartiennent à un univers idéal, où elles nous permettent d’entrer. Un univers dans lequel notre artiste a choisi de vivre par procuration, ou que cet univers a choisi pour être sublimé. Un univers connu de nos mémoires intimes et de notre culture. Quand on les découvre, à la plage, au restaurant, en vadrouille, on peut songer à la série bien connue des « Martine ». « Martine à la plage », « Martine en voyage », « Martine au cirque » etc… Mais ce sont des « Martine » qui auraient grandi, mûri, réussi leur passage au monde des adultes. Elles vivent dans un univers idéal, où les oiseaux sont les familiers des épaules. On reconnaît ces fenêtres ouvertes, ces lieux de villégiature, ces stations balnéaires, en Normandie sans doute, sur les planches, à Deauville… ces bains de mer, ces cocktails au bord de la plage. Cet art de vivre un âge d’or qui se moque de nous et qu’on aimerait partager.

Ces lieux, c’est ce qu’on appelle en littérature, et en art, des « topoï», des décors récurrents et des situations reconnaissables au premier coup d’œil, au premier sursaut de mémoire. Ce sont des lieux communs à tous, symboliques, mémorisés comme on se souvient du bon temps de l’idéal, d’un âge d’or devenu inaccessible, hélas ! Au premier coup d’œil, on s’y « retrouve », et c’est un privilège. Et c’est un privilège aussi pour cet art pictural ou sculptural de rendre présent le meilleur temps passé, librement choisi, et de rendre heureux le spectateur, selon un idéal artistique esthétique et moral fort méprisé aujourd’hui.

Donc, pas une ombre au tableau. Que du bonheur, lumineux, communicatif, frivole, superficiel sans doute ! Mais ces « pétillantes » n’ont pas été créées pour jouer les intellectuelles à la Simone de Beauvoir, ou les mélancoliques à la Modigliani. Elles sont en vacances de la pensée, leur devoir est celui du bonheur. Bonheur qu’elles inventent, qu’elles méritent, qu’elles partagent, qu’elles nous offrent.

Et nous, les hommes, pourrions être frustrés de les sentir heureuses, sans nous, car on a parfois l’impression qu’elles nous narguent et se moquent de nous. Elles sont « entre filles » et nous sommes de trop ! Il n’empêche, nous les regardons avec envie, tendresse, et sympathie. Oui, champagne et sympathie ! Pour tous !

À leur santé !! À la vôtre !! À la nôtre !

MICHEL LAGRANGE