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Nadine Ackermans – Isabelle Malotaux – Chantal Thibaut

NADINE ACKERMANS  par  Michel Lagrange

Il y a quelque chose de paradoxal dans les sculptures de Nadine Ackermans. Ce sont des personnages filiformes, au féminin, réduits à leur plus simple expression. Or, c’est là qu’est le paradoxe : moins il y a de chair enveloppant leur corps, plus ces personnages sont vivants, spirituels. Comme si l’esprit qui les anime s’était libéré de la masse corporelle. On est plus près des sculptures filiformes des Étrusques que de celles, graves et pesantes, de Giacometti.

Il y a donc une sorte de virtuosité, voire d’humour, dans ces silhouettes qui jouent dans un théâtre humain. Moins il y a de chair, plus il y a de mouvements, de vie intérieure, d’émotion. Ce sont des danseuses, des acrobates, des équilibristes mises au défi de tenir d’aplomb par l’art subtil de la sculptrice, les artistes d’une vie sans histoire dramatique ni gravité. Des chorégraphies, des mimodrames où le simple geste développe une offrande, une rose, un cœur, un rêve en suspension. Des personnages vivants, heureux de vivre et de jouer avec l’apesanteur qui les anime. Jeux de bras, épuration des mouvements inscrits dans des cercles vitaux.

Ainsi, contempler ces petits personnages, vite devenus familiers, amicaux, c’est libérer en soi l’espace où demeure un enfant. C’est pourquoi on doit se sentir bien, léger, car on oublie ses propres pesanteurs. C’est comme un bain où renaître au bonheur de soi. C’est une poésie quasiment aérienne.

ISABELLE MALOTAUX  par  Michel Lagrange

Il y a chez cette artiste deux pôles qui inspirent sa création, et qui, peut-être, n’en font qu’un. Les paysages et les portraits.

Les paysages, souvent vus en plongée ou en contre-plongée, nous semblent familiers. Mais à y regarder de plus près, on est forcé de constater qu’ils contiennent quelque chose de mystérieux, voire d’inquiétant. Un certain malaise peut s’installer chez celui qui contemple un décor qui avance et semble accaparer les objets, voire les personnages. On est au-delà du simple réalisme. Comme souvent les peintres belges nous y invitent. Il y a dans ces décors urbains ou campagnards un silence éloquent, une suspension dramatique qui frappe et émeut. Ce peut être un miracle heureux ou un malheur qui est en perspective.

Par exemple, la ville est tentaculaire, écrasée par un ciel de plomb qui occupe les 5/6° de la toile, le sous-bois n’a pas de clairière, le linge en plein vent a des allures de suaire, ou de drapeau blanc réclamant une paix impossible, la mer aux vagues monumentales est déferlante, etc…

Quant aux portraits, ils ne sont jamais immobiles. Ils rendent compte des âges de la vie, depuis la tendre enfance, si vulnérable, jusqu’à l’âge adulte, sculptée en profondeur, voire la vieillesse et la mort. C’est l’homme aux prises avec son destin, qu’il interroge autant qu’il est interrogé par lui. Mystère… mutation… mélancolie… Là aussi, le bizarre, le surréel ont lieu et nous questionnent. L’enfant à l’oiseau est perdu dans un labyrinthe sans issue, la sagesse d’une enfant est menacée par l’extérieur, vulnérable et provisoire, Oui, je vois, et il n’est pas sûr que je sois objectif – mais l’art autorise les lectures plurielles – je vois quelque chose d’inquiétant chez ces personnages qui posent, face à l’objectif, comme si la mort était un oiseau de proie, de sorte que je suis tenté d’aimer la nature et la vie davantage, en attendant…

Isabelle Malotaux sonde les reins et les cœurs, saisit ce qui se dissimule derrière le quotidien d’un paysage ou d’un visage humain.  Mais il s’agit pour nous de dépasser cette impression latente et d’accéder à ce bonheur de vivre qui l’emporte après tout. Corps et âme, ombre et lumière, intensité vitale, c’est à une célébration de la vie que ce peintre nous convie, aux couleurs du silence.

CHANTAL THIBAUT  par  Michel Lagrange

Chantal Thibaut est une poétesse car elle sait extraire la beauté de la banalité des apparences. Elle sait voir et faire de nous ses complices, ses collaborateurs, ses compagnons de voyage au cœur battant de la matière. Alors, tout est possible, tout est ouvert, tout est miraculeux. On parle ici d’«abstraction lyrique », c’est-à-dire que nous sommes tirés, abstraits des apparences, et que le monde en profondeur se met à chanter l’opéra.

Par un jeu de pigments extrêmement fouillés, par un jeu d’agrandissements de détails révélateurs, elle ouvre au télescope un univers en constante expansion. Tout chez elle est mobilité, jeux, souffles, expressions de l’invisible, du lointain et du proche, du plus étrange au plus intime.  Il s’agit d’une genèse, plus proche de l’Ancien Testament que des quatre évangiles.

Autant de systèmes solaires (sol-air) que d’horizons microscopiques sans fin. La couleur de ces espaces infinis me donne le vertige. Une flaque devient un océan, une poussière un Himalaya, un ruissellement un déluge, une anecdote un épisode homérique… Que de gros plans pour Alice au pays des merveilles! Pardon, Chantal Thibaut, je retire mon adjectif « gros » car il est trop péjoratif. Je dirais « plans rapprochés », «étreints », «adorés ». Car il s’agit d’adoration, d’élévation, d’extase, d’ascension dans les profondeurs qui sont des altitudes. Sublimation de l’espace et du temps.

Ainsi naît la chorégraphie des choses, non l’envers du décor, mais le détail où Dieu se cache et nous attend. Ainsi est-on voyagé de concert avec l’infini des couleurs et des contours savants. Des violets fusionnels, des jaunes incandescents, des noirs sans fin ni fond… Des marbres ruiniformes, des pétrifications oniriques, des traces comme autant de preuves, celles que le vivant dissimule au cœur de l’inertie.

Tout un rythme cosmique alors fait des merveilles. Quand le plus petit contient le plus grand, alors deux infinis ne font plus qu’un miracle. C’est une paix des profondeurs qu’il faut envisager, un vertige, l’oubli de toute prose, de tout hasard, et de toute matière. Comme si ces paysages auscultés n’étaient que l’expression d’une âme, bien que l’être humain brille par son absence, perdu dans l’infini de Blaise Pascal.